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Le Taiseux est parti chapitre 2 (2)

La sournoise s'installe (suite) 

(je reprends le récit au moment où je quitte la maison pour aller rejoindre mon fils à l'hôpital du Val de Grâce, de la gare des Mureaux à Paris)

Je regarde le trottoir qui défile sous mes pas. Bon, voilà passé le premier virage. Puis le premier carrefour. Un nouveau virage que je prends à la corde pour aller plus vite ! C'est toujours ça de gagné ! Enfin la grande côte en haut de laquelle je verrai la ligne de chemin de fer et la gare. Il faut traverser la grande avenue où ça roule quasiment comme sur l'autoroute avec une limitation à 50 km/h. Comme j'ai la tête ailleurs, il va falloir que je revienne à la réalité immédiate : veiller à ma sécurité. Au bord du trottoir, je peste devant le passage des piétons dont les routards se foutent pas mal. Ne pas me lancer bêtement : mon garçon m'attend.  Il ne manquerait plus que je me fasse écraser. Voilà, je suis à la gare. 

Que tout cela est donc puéril, quand on prend un peu de recul. La douleur, l'angoisse pour un être aimé en danger, je m'en rends compte, amènent malgré soi, à construire des remparts entre la réalité et le coeur déchiré. Bien dérisoires... 

Au-dessus du guichet l'horloge électronique égrène ses chiffres rouges : ça n'avance pas ! Qu'est-ce qu'il a à raconter ce type qui n'en finit pas ? Garder mon calme : si je perds pied c'est foutu. Mon garçon ne verra de moi qu'un visage aux traits tirés, au sourire crispé. Ce n'est pas du tout ce que je veux. Il se fait trop de souci pour moi pour que je lui donne à penser qu'il a bien raison. Le spectacle d'une mère dévastée n'est pas digne de lui, du respect que je lui dois.  

J'arrive sur le quai. Il est presque désert. Je suis en avance comme d'habitude Le train n'est pas encore annoncé. Le rituel comme seconde nature. Qu'il fasse chaud ou qu'un courant d'air glacial me torture, je fais les cent pas le long du quai. Je ne sais plus m'asseoir tranquillement. Toutes les deux minutes, je me penche pour le voir arriver ce foutu train dans le lointain toujours un peu brumeux, de froid ou de pollution. Pour voir enfin les deux yeux glauques de la machine. Un peu ridicule ? Oui, peut-être, mais nul ne le voit. Je suis dans ma bulle de silence et de solitude, voulus car protecteurs. Je redoute de rencontrer quelqu'un que je connais. J'ai besoin de rester seule en moi-même. Afin de conserver l'essentiel des forces qui me sont nécessaires. 

Bon, alors, il vient ce train ? Voilà que, pour tromper l'attente, je me mets à compter les lettres sur les panneaux publicitaires. Tant de "a", tant de "b"... A chacun sa méthode pour tenir à distance l'impatience douloureuse et stérile. 

Je m'installe enfin,à droite et dans le sens de la marche pour voir la Tour en arrivant à proximité de Paris. Toujours le rituel en guise de protection. Un corset de contention mis sur mon angoisse. Je sais bien qu'il n'est pas chez lui au pied de la Tour Eiffel, mais à l'hôpital. N'importe, c'est un peu de lui... Je ne sais pas m'abstraire de tout signe, même infime qui se rapporte à mon enfant soufrant. 

Puis ce sont les couloirs du métro que j'arpente avec toujours en tête l'obligation de veiller à ne pas tomber, tant je suis fatiguée. Mon corps se plaint et une arthrose lombaire traduit ma réelle lassitude, physique et psychologique. Je descends à la station Glacière sur la ligne 6, encore un peu moins d'un quart d'heure de marche. Quel que soit le temps, dans ce quartier que j'arpente l'angoisse au coeur, j'ai toujours les mains glacées et le coeur qui bat la chamade. Mes pieds me font souffrir car je me suis mal chaussée dans ma précipitation. Je claudique un peu, ça me soulage. A l'entrée de l'hôpital, plan vigipirate oblige, je dois montrer mes papiers d'identité  et donner le nom du malade que je viens visiter. Le Val de Grâce est un hôpital militaire. Mon fils travaille au SGDN (Secrétariat Général de la Défense Nationale) il a donc affaire aux services médicaux militaires. Ce tintouin me gonfle.Mais bon, j'arrive mon garçon. 

Le grand hall d'accueil du Val de Grâce me plait bien. C'est un panoptique sur lequel donnent tous les accès aux services : ascenseurs, couloirs, bureaux, toilettes... En son centre de grandes plantes vertes tendent leurs branches vers une échappée de ciel leur donnant leur compte de lumière naturelle. Le long des murs suffisamment de sièges pour que chacun puisse souffler un peu, pleurer aussi parfois discrètement, attendre avec plus ou moins d'angoisse un verdict médical. Que sais-je encore. J'ai pris l'habitude d'observer le regard interrogateur, appelant, de ceux qui guettent au passage de soignants. Je passe devant la plaque qui indique "funérarium" et j'ai un frisson coupable. Non, pas ça, pas ça. 

Je le trouve très entouré, mon garçon. Non seulement par des soignants attentifs, mais par des collègues venus lui rendre visite. 

 

Il est souriant. Un peu ému de cette sollicitude qui sort des rapports quotidiens du travail. Il est trop timide pour se répandre en compliments et remerciements au personnel soignant, mais il sait leur montrer un vrai respect de leur travail. Ce qui est un merci précieux pour ces personnes surmenées mais toujours attentives. Il n'a pas très bonne mine. Il a été secoué par cette saloperie d'infection. Je sens que ses collègues sont en alerte. 

- Je vais repasser sur le billard, Maman. Tu vas pouvoir flâner dans Paris, toi qui aimes tant ça.

Certes. Mais quand je quitte l'hôpital, je n'ai guère le coeur à flâner. Il doit bien s'en douter d'ailleurs. Mais ça me fait plaisir de l'entendre plaisanter. Il semble n'avoir aucune appréhension. Si ce n'est celle de me faire du mal en m'inquiétant. Ses collègues me l'ont confirmé plus tard. Il se laisse soigner tranquillement. Il faut à nouveau lui ouvrir le ventre ? Allons-y !

Il est bien , je suis bien. 

Je ne reste pas trop longtemps : juste le temps d'une promenade tous les deux, d'abord dans le parc puis à la cafétéria. Pour le plaisir de s'asseoir ensemble dans un lieu plus convivial que la chambre d'hôpital. Il se promène en traînant sa perfusion sur roulettes. Je le suis à petits pas. Nous aimons ce genre d'aparté dans le parcours chirurgical. 

Les jours qui précèdent l'opération, je lui téléphone tous les soirs. Ma retraite est enfin arrivée : je suis libre de mes mouvements pour m'occuper de lui sans avoir à mendier un peu de temps miséricordieux. Nous allons quitter Paris et sa banlieue pour le Berry. Mon mari est là avec sa force tranquille. Il se chargera avec des amis du déménagement pendant que je serai près du garçon.  

Le jour de l'acte chirurgical est arrivé. Je suis maintenant dans la chambre étrangement vide. Son lit n'est plus là, il lui a servi de taxi vers la salle d'opération ! Il a quitté la chambre ce matin à sept heures, il est seize heures. Toujours rien. Je fais le va-et-vient, silencieuse, entre la chambre où j'ai d u mal à rester assisse plus de cinq minutes et la porte de l'ascenseur par lequel il doit revenir du bloc opératoire. Le temps est long, si long... 

Le voilà enfin.  Assez bien réveillé. Un peu vasouillard, mais conscient. Il me sourit. Il sait déjà qu'on lui a enlevé une grande partie du colon. Il me le dit tranquillement. Il ne souffre pas. On ne laisse plus les opérés dans les affres des douleurs post-opératoires. Cela facilite bien la récupération. Je me demande s'il a une dérivation... je ne le lui demande pas. Pas la peine. Il perce à jour mes pensées, comme d'habitude, ça fait partie de notre relation mère-fils.

- Pas de poche à merde, Maman, précise-t-il dans son la,gage imagé.  Rassure-toi, je ne suis pas devenu un infirme.  

 

 

Des vomissements le perturbent un moment. Violents, mais vite calmés. 

- C'est normal, lui dis-je, on a sérieusement grattouillé ta tripe. Elle réagit. Tu as été longtemps sous anesthésie. Tu as passé un sacré temps sur le billard... 

Il me regarde. Je décèle dans ses yeux une certaine rancune. Je comprends de suite . Encore une maladresse. il est vrai que le langage du bien-portant est parfois en porte-à-faux face au malade. Il est totalement inefficace voire involontairement cruel de dire à un malade qui souffre que c'est normal. 

- Normal, peut-être, mais j'en chie depuis un moment, tu sais. 

- Oui, je sais. Le mot est mal choisi, j'en conviens. Pardon. 

Les mots sont dérisoires, inutiles. Je me tais. Il suffit que je sois près de lui. La morphine fait son effet, il s'endort. Je l'embrasse. Il s'en rend compte et, de nouveau, il sourit. 

- Je vais te laisser te reposer. Je ne te téléphonerai pas pour ne pas  te déranger à un mauvais moment. Ni te réveiller quand tu récupères. Tu m'appelles si tu veux, quand tu veux. 

Dans le couloir, je tombe sur le chirurgien. Son visage est tout à la fois grave et compatissant. 

- C'est une métastase ? dis-je d'une voix blanche. 

- Non, c'est une nouvelle localisation cancéreuse de nature différente. Une chimiothérapie s'impose rapidement.

- Mon fls semble ne savoir rien de bien précis.

- Quand on va lui proposer le protocole de chimiothérapie il va comprendre, sans aucun doute, et je répondrai  à toutes ses questions. On a réussi une résection large mais toutefois conservatrice et il est jeune, ce qui est un paramètre important pour penser à l'avenir. 

Je sais bien qu'il ne posera guère de questions mon taiseux de fils. Son parti pris est de se laisser aller en confiance. Et puis, ne pas savoir le tente peut-être, non qu'il manque de courage, mais qu'il n'est pas prêt à entendre le pire.  Quant à sa jeunesse ce n'est pas forcément un garant bien solide face à la gravité de ce cataclysme cancéreux. "Oh! mon garçon, cette fois-ci nous y sommes", me dis-je. Je suis anéantie. C'est l'engrenage du doute, du chagrin, de la peur qui se met en route. Rien à voir avec le combat presque joyeux, en tout cas confiant, de l'année dernière. 

Je vais m'asseoir dans le hall. J'ai les jambes coupées. La tête vide. Je reste de longues minutes à regarder les personnes qui passent comme si le salut pouvait venir de l'une d'entre elles. Je me sens perdue dans un univers hostile.

Puis je pense à mon frère. Médecin, il est lui-même atteint d'un cancer. Il sait, lui. Il a su dès le début qu'il était condamné. Il vit sa maladie avec une dignité qui fait l'admiration de toute la famille. 

Il est peut-être mal en ce moment. Pourtant c'est lui que j'appelle. C'est à lui que je dis l'indicible. Parce qu'en cet instant je ne veux pas de paroles lénifiantes. J'ai besoin de force.

Après un silence qui suit l'annonce de ce qui a conduit mon fils sur le billard, il me répond comme je le souhaitais :

- Y a-t-il des ganglions ?

- Oui, plusieurs. On va faire une chimio

- C'est bien le moins !  Comment prend-il tout ça ?

- Il est confiant. Il n'est pas médecin... et il est si jeune ! 

- Ecoute, je ne vais pas te raconter d'histoires, ce ne serait pas digne. Ni de toi, ni de moi. Ni de lui aussi. Ne baisse pas les bras. Il va avoir besoin de toi. 

Au bout du fil,  mon frère est un peu essoufflé. J'ai honte de lui infliger ça. Ma belle-soeur, infirmière, qui est près de lui, me rassure quand je m'en excuse. 

- Non, tu as bien fait de tout lui dire. C'est bien pour lui de sentir qu'on agit avec lui comme avec le médecin qu'il était encore récemment. Comme avant sa maladie. Il est toujours toubib, tu sais. S'il l'apprenait autrement ça lui ferait de la peine. Il est très concerné par ce qui arrive à son neveu. 

Ensuite, j'appelle mon mari. Il s'attendait à ce que je lui annonce. Je lui parle du déménagement en cours.

-Non tu as bien fait de tout lui dire Ne t'inquiète pas, je m'en occupe, tout va bien. C'est bien pour lui de sentir qu'on agit avec lui comme avec la médecin qu'il était encore récemment, avant sa maladie. Il est toujours toubib, tu sais. S'il l"apprenait autrement, ça lui ferait de la peine. Il est très concerné par ce qui arrive à son neveu.  

Il a avalé sa potion amère assez paisiblement, le garçon. Je reste près de lui et je réponds franchement à toutes ses questions. Il ne m'en pose pas qui soient gênantes. Simplement, il veut qu'il soit bien clair qu'il a un nouveau cancer. Qui n'a rien à voir avec le précédent. Le mot qui lui faisait peur c'était celui  de métastases, avec tout ce que cela invoque d'envahissement tentaculaire. Cancer généralisé. Curieusement, c'est bien de ça qu'il s'agit. Mais pour lui deux cancers différents ça signifie que ce qui a marché remarchera : on va lutter et gagner. Moi, ça m'épouvante . 

- En somme , c'est la faute à pas de pot: dit-il en souriant.

- Ben oui. Sans doute. t'es un cas.

Cela lui plairait presque cette idée d'être un cas ! Son côté bravache souriant...  Il y trouve peut-être son compte, qui sait ? L'objet d'attentions particulières ? 

Les jours suivants nous passons des heures vraiment agréables. Il se remet parfaitement bien de l'intervention chirurgicale. Nous nous promenons dans le parc. C'est l'été 2002. 

Pour moi, cependant, il est très gravement menacé par la maladie cancéreuse. On m'a encore parlé de sa jeunesse... Je sais bien qu'elle est foutue sa jeunesse. Que tout cela ne pourra que mal finir. Personne ne m'a rien dit. Je n'ai pas envie d'entendre autre chose que ce que m'a dit mon frère : c'est grave, on va se battre. Je vais donc faire comme d'habitude : mon fils ouvre la marche, en son temps, à son rythme, moi je le suis

 

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fin du chapitre 2 (la sournoise s'installe)     

 

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