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Le taiseux est parti chapitre 8 La vie sans lui

La vie sans lui

De retour dans la chambre, je caresse son bras encore chaud. Il est tel que pris par la mort à la recherche de ce souffle qui le fuyait. Un dernier regard et je pars vers cette bizarre vie sans lui qui a déjà commencé. La vie avec le manque. La vie pour le souvenir. 

Chez ma fille, je me love dans un silence cotonneux : la chaleur de ce foyer où la jeunesse, en la personne de mon petit-fils, suit son cours malgré tout, apaise ma souffrance devenue aiguë à la sortie de l'hôpital.

J'ai emporté mon enfant chéri avec moi,  en moi. Mon fils né de moi. Je n'ai laissé à l'hôpital que sa dépouille. Aux mains des autres, c'est nécessaire. Ce qui était nous, il n'y a que quelques instants, est devenu moi sans lui. Je suis désormais dépositaire du souvenir, de sa souffrance et de son courage. 

Quel mélange dans ma tête ! Une sarabande de sentiments entre "il est mort, il ne souffre plus" et "je ne le verrai plus jamais heureux chez nous... " Les pleurs même discrets, me coupent la parole quand je parle de lui. Le téléphone ne cesse de sonner. Je dois être à l'écoute de mes enfants malheureux : leur garder à tout prix leur place de vivants. Eux dont je me suis éloignée malgré moi pendant les longs mois de désespoir au quotidien. 

L'après lui commence de suite. Rassembler ses affaires, trier ses papiers, son courrier privé à la recherche des adresses de ses amis à prévenir. Le tout, en compagnie de ma fille Isabelle avec discrétion et un lourd poids au coeur. De son côté, en Indre ma fille Christine, s'occupe des démarches concernant les pompes funèbres : être présente et efficace c'est sa façon de dire "je vous aime".

Nous allons à l'hôpital, côté funérarium... il faut participer à la préparation de son départ : nous posons un baiser sur le front froid et fournissons les vêtements nécessaires. 

 Quatre jours passent. On se prépare et tous ceux qui l'aiment avec nous. Lors des obsèques, ses collègues sont là, nombreux, bouleversés. Présence pleine de respect pour l'homme courageux qu'ils ont vu vivre et souffrir jusqu'à la limite de ses forces. Je suis fort émue de voir arriver les deux femmes qui nous ont soutenus jusqu'à son dernier souffle. L'infirmière et l'aide soignante compatissantes me manifestent  une véritable tendresse.

Le cercueil va être fermé. Un dernier regard sur le visage apaisé et blafard. Il semble déjà si seul. Absent. Adieu définitif : c'est la levée de son corps qui disparaît à jamais à nos yeux incrédules malgré la réalité inéluctable. Il est temps de mettre à l'abri de ma tendresse son esprit qui s'est mêlé au mien durant tant de jours partagés dans la complicité au plus fort des souffrances. 

Ses collègues, navrés me donnent larmes aux yeux la plaque du SGDN que l'on offre d'habitude à ceux qui prennent leur retraite... Bernard a quarante-deux ans... 

La cérémonie au crématorium est sobre. Christine a choisi les musiques qu'il aimait, elle sait ça, elle, c'est la génération. Pour ma part j'ai demandé  "Le paradis blanc" de Michel Bergé.. 

Inhumation au milieu des amis berrichons. Inhumation provisoire dans le dépositoire du cimetière : le columbarium n'est pas encore construit... 

Quelques semaines plus tard, ne supportant pas de le savoir dans ce lieu tout provisoire, je vais le chercher, et il va reposer pendant longtemps dans le jardin, dans une vasque sous arbustes et fleurs qui vont pousser au fil des années, faire un beau coin de verdure et de fleurs... jusqu'à l'incendie de ma maison. Il a fallu aller vivre en HLM, quitter le grand jardin, et le laisser près des murs noircis me fut intolérable... il a rejoint le lieu de repos où je le rejoindrai... 

Quand tout le monde est parti, le silence s'installe, pendant des jours. Durant de longues semaines, je suis dans une non-vie, un brouillard dans la tête qui amortit la douleur. Dans la maison, où il a passé ses derniers jours, je me cogne à lui partout, à toute heure. Ses deux robes de chambre, l'une légère celle des promenades dans le parc de l'hôpital, l'espoir au coeur, l'autre chaude celle des jours de douleur dans le froid de l'hiver finissant, sont dans la penderie. Pas de fétichisme Simplement, je n'ai pas la force ni l'envie de m'en séparer. Certains se séparent radicalement de tout objet ayant appartenu au défunt : je ne peux pas. 

J'ai prévenu tous ceux qui l'aiment que j'enregistre, avant de fermer son téléphone, sa voix d'accueil sur le répondeur : voix légère et pleine d'humour... 

Et, bien entendu, je vais devoir me déchirer en démarches posthumes pour payer l'ambulancier, bagarre épuisante contre la sécurité sociale qui le prend pour un resquilleur. 

Je me remets à travailler dans le potager où tout a pris un sacré retard. C'était un de ses soucis quand j'étais près de lui à Paris, après y avoir pris tant de joie au temps de la bonne santé. Il aimerait ça, il aimerait mieux ça que de me voir immobile.  

Le sanglot silencieux qui berce en moi à jamais la souffrance irrémédiable : son absence.Le manque douloureux de lui. Il est désormais, à nouveau, une part de moi. Il est dans ce que je vis, dans ce qui m'indigne, m'enthousiasme, me révolte, me chagrine, me réjouit aussi. Il est avec moi dans l'amour de la nature, dans ce pays où j'ai pu lui offrir de belles heures au milieu de la souffrance. 

Je dois continuer à vivre, pour ça et comme ça. Pour que ceux que j'aime, qui m'aiment, qu'il aimait ne soient pas brutalisés par mon chagrin inconsolable. Pour que les souffrances partagées , que l'amour vécu dans son urgente réalité, me donnent force, courage et sérénité. Afin d'aimer mieux, en son nom.

L'un de ses collègues très proche de lui, m'a envoyé des mots que je relis pour aller mieux :

" Sa fin montre si bien qu'il eut une vie à hauteur d'homme. En sa mémoire, pour lui, le taiseux, j'ai souhaité recopier un morceau de poème écrit par Guy Levis Mano, typographe et fabricant de livres. Il y a de l'apaisement dont il avait tant besoin ;

" Ô ma terre d'homme et terre des hommes

" Ce soir parce que le silence n'a pas tremblé

" J'ai croisé mes bras sur ma poitrine 

" J'ai rentré mes yeux dans l'ermitage des paupières

" Pour la plénitude du voyage

 

Le directeur du SGDN a exprimé le bouleversement  de ses collègues : 

"  Le décès de votre fils a profondément bouleversé l'ensembles des personnels. Vous savez l'estime et l'amitié que nous avions tous pour Bernard. Il  était modeste et discret et ne se plaignait jamais alors que nous savions les souffrances qui ont été les siennes. Même aux moments les plus difficiles, il a toujours su être présent, faisant preuve de remarquables qualités professionnelles. "

Quand son absence me glace par trop le coeur, je relis ces mots, j'écoute sa voix enregistrée : une chaleur envahit alors toute ma personne et la paix revient... 

 

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Le temps passe. Les saisons se succèdent. Je pleure mon enfant, pas un bébé ou un ado, un homme adulte. Un homme jeune que j'ai regardé, impuissante, aller vers sa fin prématurée. 

Ma vie sans lui  est jalonnée d'instants magiques. A la nuit tombée, je regarde, avec lui, le ciel qui s'enflamme avant de sombrer dans la nuit, les lumières poindre au flanc des coteaux âmes visibles des hameaux. Un soir, nonchalante et douloureuse, quelques mois après sa mort, je suis sortie dans le jardin, près de l'endroit où il repose. Le hameau était silencieux et sombre. Le brouillard enveloppait tout de mystère. Tout à coup, un bruit grave et doux, au rythme lent,  a attiré mon attention. Le bruit du brouillard. De grosses gouttes condensées sur les branches, lourdes, tombaient sur la céramique protégeant l'urne funéraire. Moment d'incomparable paix. Devant moi, se dessinait enfin le chemin à suivre. Celui d'une mère qui ne renonce pas à aimer. Quand on dit "j'en ai fait mon deuil" cela signifie qu'on renonce, qu'on envoie balader. Une femme qui perd son mari est une veuve. Une enfant qui perd ses parents est une orpheline. Une mère qui perd son enfant, ça n'a pas de nom. Elle porte à jamais l'enfant perdu. Alors, ce soir-là, je me suis dit que je serais ses yeux et tous sens à l'affût, dans le souvenir. Je marche et je me souviens. Je marche et je sens mon coeur plein de lui, l'absent à jamais.

Je ne suis ni  déprimée, ni obnubilée. Je demande simplement qu'on me laisse faire le chemin du deuil sans fin qui est le lot d'une mère amputée. Je sais bien que la société de l'ordre lisse ne supporte pas le chagrin, le deuil ,la souffrance : à chaque catastrophe elle  envoie son armée de psy pour canaliser un chagrin trop invasif à la communauté des vivants. On m'a vite dit que je dois faire le deuil de mon enfant : pas question. Bien sûr que non. Il est comme mes quatre autres enfants une part de moi. Je ne me déprendrai pas de lui, c'est tout. 

Cela ne m'empêche pas d'être attentive à mon entourage, de vivre avec eux tous la vie qui leur est due. 

La mort par accident dévaste avec la brutalité d'un ouragan. Le cancer et son long parcours douloureux anéantit, gangrène, ajoute à l'absence la souffrance partagée dans l'impuissance. 

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Pendant un temps, j'ai vécu une vie à part, inconnue de tous, tout au long de la maladie de mon garçon. Une vie de silence, foisonnant de pensées secrètes, dérisoires, déchirantes. Tout ce temps à attendre l'irréparable, en sachant qu'il était inéluctable, en espérant qu'il y avait peut-être une erreur quelque part. 

Je me souviens aussi des heures passées près de lui à l'hôpital du Val de Grâce -fermée depuis par une gauche gérant, comme la droite, la vie humaine avec un expert-comptable à tous les étages - . Ce n'est pas un mauvais souvenir. Etrangement, ce lieu où il a terminé sa vie est dans ma mémoire comme un havre. Ce fut le lieu de tous nos espoirs. Du temps où nous passions là des heures joyeuses. Le lieu aussi où nous trouvions un soutien humain et vigilant. Il y eu des heures généreuses. Les visites à mon fils ont toujours été riches de tendresse et d'échanges. J'ai souvent été touchée de la reconnaissance qu'il en éprouvait et me manifestait pudiquement. Il n'était pas très expansif, le taiseux, mais je sais à quel point il était touché lui aussi de la sollicitude de ses collègues, de la qualité des soins du personnel soignant et de son dévouement. Avec une confiance sans arrière-pensée en ses médecins. Il a bénéficié en ce lieu, où il a rendu son dernier soupir, d'une vraie considération pour  son courage, qui m'aide maintenant à construire un souvenir où la douleur, la joie, l'angoisse et le chagrin peuvent se mêler sans violence. 

La douceur. Moments de tendresse échangée avec respect. Celle de l'amitié teintée d'une réelle admiration témoignée par ses collègues. La douceur des silences entre nous dans la chambre tranquille. Je devais préserver les silences pour ne pas laisser de place à des mots inadéquats. Lui, je le sentais, laissait au silence ce qu'il fallait de non-dit pour garder l'espoir intact. Il le faisait par amour, pensant faire au mieux, avec une infinie délicatesse. Je n'ai jamais su ni pu vraiment pénétrer dans ses silences. C'était mieux ainsi, je pense, puisque c'était ce qu'il voulait. Malgré la pensée torturante de sa solitude quand il rentrait de son travail ou de l'hôpital après la chimio, seul face à la maladie. Ses silences m'ont bien souvent précipitée, et ce n'était pas ce qu'il aurait voulu,  vers une angoisse que rien ne pouvait ni justifier ni apaiser. 

La joie. La joie, les lendemains d'intervention chirurgicale réussie et libératrice. Les suites supportables qui levaient l'hypothèque sur la vie courante. Nous avons passé des heures joyeuses dans le parc de l'hôpital. C'était l'été. Je lui avais procuré une robe de chambre légère. La robe de chambre, cet uniforme du malade. Portée par des gens qui souvent n'en avaient jamais porté, ce qui était son cas. C'était sa tenue de combat quand il promenai,t dans les couloirs et les allées, son traitement sur roulettes en poches reliées à ses veines, suspendues au-dessus de son sourire confiant.  Joyeux moments à la cafétéria où lui, au flipper et moi me nourrissant pour lui prouver que je ne me laissais pas dépérir !  

L'angoisse.  Je l'ai promenée le long des couloirs de l'hôpital dans l'attente d'un mot du médecin. Il a bien fallu parler de cancer, prononcer le mot de chimiothérapie, et finir par soins palliatifs. On me disait qu'il était jeune, qu'il fallait tenir compte de ce paramètre pour continuer à penser à l'avenir. A envisager un avenir. 

J'ai passé de longs moments dans le hall, suivant du regard les gens qui passaient près de moi sans me voir. Les soignants, absorbés dans leur travail, allant d'un pas pressé d'un étage à un autre. Leurs pas étaient pourtant souvent ralentis par la fatigue, sous le poids de leur lourde charge physique et psychologique. Les malades ou leurs parents tantôt joyeux et alertes se dirigeant, soulagés, vers la sortie, tantôt triste et inquiets, le regard sombre sur un avenir incertain, un présent douloureux. Ma propre angoisse me clouait sur mon siège, si lasse, si désespérée. Perdue dans un univers qui avait l'odeur de la souffrance, insidieuse et fade. Un univers qui allait être bientôt celui du chagrin absolu, mais entouré de bienveillance et de compréhension. 

Je suis sortie peu à peu de l'immense fatigue de vivre qui m'engourdissait. Mon parcours d'amour avec mon fils a été compris par toute une équipe médicale d'un dévouement et d'une humanité admirables, qui nous ont assistés sans misérabilisme. De toutes les douleurs émerge maintenant le souvenir d'une chaleur humaine qui m'a aidée à reconstruire l'envie de vivre. Je suis la seule, et c'est bien ainsi, à garder le souvenir de mon fils malade et dévasté. Ceux qui l'aiment préfèrent se souvenir de son visage du temps où rien ne semblait devoir lui arriver. Mais c'est arrivé. C'est aussi sa vie. J'accepte de regarder ce visage-là. Parce que ce n'est pas par hasard qu'il a pris les dernières photos de lui quelque temps avant sa mort.Il savait que je les conserverais. Il me les confiait. Il me disait que sa vie c'était ça aussi.  Sa vie de courage que j'ai partagée jusqu'à la fin. Je ne lâcherai plus sa main qui s'est alourdie dans la mienne, ses doigts mêlés aux miens. Je ne veux pas renier, en détournant le regard, cette partie de sa vie d'homme. Si douloureuse et si respectable. Ce serait le trahir. Ce serait éteindre ce qui fut lumineux quand nous marchions ensemble et qui nous éclairait le chemin à suivre. 

 

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Ceci est une simple histoire d'amour. 

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